Dernier secrétaire général du PCUS à avoir porté avec honneur son titre, Constantin Tchernenko est aujourd’hui pratiquement oublié. La période soviétique tardive – qui fut en son temps qualifiée de « socialisme développé » – pâtit du préjugé d’avoir été un temps de stagnation, réputation que la réalité de l’histoire ne justifie en rien (il serait plus exact de parler d’une ère d’accomplissements réels et de réformes inabouties). Léonid Brejnev demeure célèbre comme figure historique, mais ses écrits sont trop souvent – à tort ! – considérés comme ne valant pas la peine d’être lus, comme généralement les publications politiques du temps où il fut secrétaire général. Youri Andropov, son successeur, demeure un peu connu – principalement sur la base de spéculations sur ce qu’il aurait pu faire s’il avait vécu plus longtemps. Quant à Tchernenko, le plus méconnu des dirigeants soviétiques, il reste dans les mémoires comme une sorte d’ombre portée de Brejnev, à peine s’il a existé. Cet oubli n’est pourtant pas mérité.
Elu secrétaire général en 1984 – après le décès inattendu de Youri Andropov – Constantin Tchernenko est lui-même parti trop tôt en 1985. Il n’eut que trop peu de temps pour déployer son action à la tête du Parti et de l’Etat. Loin de l’image fausse de la gérontocratie inamovible tardo-soviétique, c’était presque un homme nouveau : élu au CC du PCUS en 1971, et au Politbureau en 1978 seulement, il n’était pas non plus si âgé. Décédé à 74 ans, il était plus jeune que Joe Biden aujourd’hui. Surtout, il s’agissait d’un dirigeant communiste dévoué et intègre, et d’un auteur intéressant et profond, lucide sur les difficultés réelles du socialisme soviétique, et désireux d’y apporter des solutions. Un auteur dont la lecture est encore aujourd’hui instructive. Une sélection de ses articles et discours fut publiée en français aux éditions Plon en 1985 sous le titre Le peuple et le parti ne font qu’un. Cet ouvrage ne doit pas être complètement introuvable. Le cas échéant, nous en conseillons vraiment la lecture.
La pensée de Tchernenko, profondément imprégnée de celle de Marx et de Lénine, se caractérise par un attachement profond à la coexistence pacifique et à la solidarité internationaliste avec les peuples en lutte pour leur libération ; un engagement sincère pour l’amélioration du bien-être du peuple soviétique ; une volonté d’amélioration, de progrès continu de la société socialiste ; une adhésion ferme aux idéaux communiste ; et un sens aigu du rôle et des responsabilité du Parti dans l’accomplissement de ces tâches.
Constantin Tchernenko était parfaitement lucide sur les contradictions objectives de la société soviétiques, qui rendront possible la restauration du capitalisme : « Examinant ces problèmes non simples, le congrès a indiqué que leur solution, tout comme la formation d’un homme nouveau en général, doit s’appuyer sur le fondement solide de la politique sociale et économique. Si l’on réduit les phénomènes négatifs seulement aux « survivances du passé » dans la conscience des gens, les carences dont il faut chercher les raisons dans la pratique actuelle, dans les erreurs de tels ou tels cadres resteront hors du champ de vision. Et c’est là que peut se produire un écart entre l’éducation par les paroles et l’éducation par la vie et cela est inadmissible ».
Il était tout autant conscient du déficit de démocratie réellement existant au sein du PCUS et des institutaions soviétiques, et des problèmes que cela impliquait : « On a maintes fois souligné que certaines réunions, sessions plénières et conférences de militants se déroulent dans une atmosphère de parade. En effet, les interventions des orateurs « attitrés » sont souvent des comptes rendus d’activité où les lacunes et insuffisances dans le travail sont passées sous silence ou mentionnées au passage (avec une multitude de références aux « circonstances objectives ») au lieu d’être un examen vivant et concret des questions, qui dégage et confronte les divers points de vue. Dans ces conditions, l’affaire se résume à une simple adoption de résolutions qui n’ont pas été étudiées par le collectif. Il devient alors difficile de comprendre le contenu de ces comptes rendus et de leur but. Quels sont les problèmes concrets que l’on se propose de résoudre, quelles sont les insuffisances concrètes que l’on doit éliminer ? Ces bavardages vides de sens, ces discours spectaculaires engendrent inévitablement l’apathie et la passivité ; ils étouffent l’initiative des communistes ».
Quant au mythe absurde de la « stagnation », laissons Tchernenko le réfuter : « L’expérience et la lutte révolutionnaire, l’expérience de l’édification socialiste et communiste nous enseignent qu’il faut intervenir résolument contre le dogmatisme, la sclérose de la pensée, contre l’application irréfléchie de clichés tout prêts et de stéréotypes. Le marxisme, soulignait Lénine, n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action. Le léninisme n’est pas un dogme, mais un guide pour l’action, disent les disciples de Lénine. Être fidèle à Lénine, c’est s’imprégner de l’esprit créateur dont était empreinte l’activité théorique et pratique de notre parti. Être fidèle à Lénine, c’est lutter résolument contre les tentatives de défigurer notre doctrine révolutionnaire, qu’elles soient de droite ou de « gauche ».
« Le courant de la vie est rapide. De nouveaux problèmes viennent remplacer ceux d’aujourd’hui. Et ce qui était juste hier peut être erroné demain. D’où la nécessité de remarquer, de saisir les nouveaux phénomènes et processus, de les analyser et de les synthétiser, de fournir de nouveaux points de repères théoriques à la pratique. »
On pourrait remplir plusieurs éditions de l’Encre Rouge avec des citations inspirantes de Constantin Tchernenko.
La différence entre la dernière génération des dirigeants communistes soviétiques fidèles à leurs idées – dont Andropov et Tchernenko faisaient partie – avec les liquidateurs qui les ont suivis, comme avec les théoriciens du socialisme de marché chinois, c’est qu’ils comprenaient le socialisme comme un mode de production ayant ses propres lois, et aux contradictions propres duquel il fallait apporter des solutions conformes à ce qu’il est – plutôt que de chercher à l’ « améliorer » avec des éléments étrangers –, des solutions qui le fassent progresser vers le communisme, plutôt que de rétrograder vers le capitalisme. La théorie du socialisme développé - qui s’oppose à celle de « phase primaire du socialisme » élaborée par la direction du PCC sous Jiang Zemin – a trop souvent été mal comprise comme une apologie superficielle et autosatisfaite de l’URSS comme « paradis socialiste ». Les dirigeants soviétiques tardifs ne faisaient en réalité pas preuve d’un tel triomphalisme idiot, et étaient autrement plus lucides sur les insuffisances réelles. Le syntagme de socialisme développé signifie en fait une société socialiste en quelque sorte « achevée », c’est-à-dire devenue pleinement socialiste, qui de ce fait forme un système, et n’inclut donc plus d’éléments capitalistes ou précapitalistes, ou seulement marginalement. La génération d’Andropov et de Tchernenko s’est donc employée à faire progresser le socialisme dans cette optique, mais a trop tardé à mettre en œuvre les réformes requises. La liquidation gorbatchévienne fut possible parce qu’elle sembla au début être dans la continuité de cette voie, avant que d’opérer, rapidement mais imperceptiblement au début, vers la trahison. L’histoire aurait pu toutefois être bien différente.
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